Articles de presse
Texte d'Emmanuel Masselot
Méfiez-vous des apparences !
Elle n’a pas l’air comme ça, mais...
Sophie Decaunes est une flamme à part !
Elle écrit, elle s’écrie, elle décrit, se récrie, elle est cri, et elle s’inscrit...en faux, et pour de vrai, dans le
« pour de faux », et ça sonne vrai, elle dégrippe, elle agrippe, elle dé-crypte, elle décrispe...et elle
nous en débouche un coin. Et qu’est-ce que ça fait du bien !
C’est dans sa nature ! Une bonne nature, avec ce qu’il faut de sur-naturel, elle se la raconte et elle
nous la raconte, et elle ne s’en laisse pas conter, elle partage avec nous son petit jardin intérieur, sa
petite broussaille intime, son petit pré-carré qui tourne pas si rond !
A ce qu’on dit, toute petite, elle se voyait déjà en haut de la friche !
Sophie Decaunes est une flamme de l’Être.
Elle n’a pas la flemme de l’âtre, du genre quand le foyer ronronne, quand la braise s’assoupit. Elle est
plutôt du genre follet ou folâtre, réanimactrice, soufflant sur le malaise pour en faire des étincelles,
des feux d’artifice ! Conteuse, brodeuse, chanteuse, danseuse, raconteuse, enlumineuse, en un
mot« decauneuse », elle nous lessive l’âme, nous essore l’imagination, tout en nous remuant les bas-
morceaux, avec vigueur et détermination, en totale solid’hilarité avec son public...
Sophie Decaunes n’est pas seule en scène !
Elle trimballe du beau monde avec elle ! Et de personnage en personnage, elle perd son âge !
De toute vieille plus-que-vieille dans sa robe défaite en brin de fille sortie du nid dans sa robe de fête,
de bûcheron tout rond et poltron, en matrone qui ronronne au coin d’un feu de tout bois, à côté d’un
boit-sans-soif affamé d’histoires et qui s’étonne que plus rien ne mitonne ! Elle ose la métamorphose
en fieffée sourcière qu’elle est ! Elle se transforme, elle se déforme, ogresse, tigresse, dame
patronnesse, amoureuse transie, amoureux déconfit, sale gosse mal dégrossie, finaude ébahie, petit
monstre qui gargouille, graine de fripouille, grosse bête qui bavouille.
Elle sait tout faire et tout défaire. Elle n’a peur de rien. Même si quelquefois le fond de l’air effraie.
Et elle emballe un vrai Monde avec elle !
Et du beau linge avec ça ! Haute-couturière, Elle brode et sur-brode par-dessus des trames de récits,
des tissus de mensonges, des étoffes de héros, avec des fils de récit tendus entre bouches et oreilles,
des filets de voix, des cordes à sauter par-dessus la réalité, pour en découdre avec la mort, avec le
sort, elle renverse, elle traverse, elle inverse le décor, elle détricote le réel, arpente des espaces
démesurés, en joyeuse géomètre qui saisit l’irréalité dans le vertige des mots...Elle erre, se suspend
dans les airs, imagine des aires et des déserts d’auto-doute, poussant le voyage au-delà-du paysage,elle déambule, founambule, tricoteuse, ravaudeuse, racommodeuse...de reprise en reprise elle
tapisse le murmure d’évidences...
Et pour ponctuer tout ça, elle dégaine des rengaines à la one-again, des refrains sans freins, des
couplets qui remuent comme des coups tôt dans le cœur, des petites mélodies qui parlent de nos
petits maladies, comme des baumes sur nos peurs, comme du chrome sur nos leurres...
Son petit accordéon dia-comique n’est pas en reste, véritable petit compagnon de route, et de doute,
qui l’aide à gagner sa croûte...Elle l’a un jour démonté, paraît-il, pour voir ce qu’il avait dans le ventre,
juste par curieuse idée, comme le font les enfants rêveurs et désoeuvrés ou comme le font toutes les
hautes du front, toutes les effrontées, prête à tout affronter quand le ressenti ment, ou quand le
doute l’éprend, et elle, sans se démonter, l’a remonté, ressuscité mais à l’envers, et un accordéon à
l’envers, dans le miroir des histoires, ça dit « on-est-d’accord ».
Et Sophie nous met vraiment d’accord, majeurs et mineurs...au diapason de son « oh la la » universel,
dans le tempo de ses mots, dans ses méli-mélopées tragi-cosmique ou l’aigre-doux le dispute à la
folie douce...Elle sait que l’âme agit dans le trésor-dinaire...
Qu’un coin de forêt peut vite devenir un coin d’euphorie, et que si on a encore faim de l’histoire, on
pourra toujours boulotter un œuf au riz, Et tout ce qui s’ensuit, comme une cheminée bien nettoyée !
Et on en revient toujours à la flemme de l’âtre et à la flamme de l’être. La boucle temporelle est
bouclée. Vous êtes suspendus à ses lèvres...
Elle nous promène, elle nous ballade, elle nous mène en bateau, elle nous emmêle puis nous démêle
les pinceaux et nous laisse les yeux brouillés comme un tableau de Francis Bacon. En grande malice-
stérique, en vraie bric-à-bracoleuse, la Reine Merline du récit-récif sur lequel elle nous fait accoster,
loin de tout, s’emparouille de nous sans ménagement mais avec déménagement, elle nous projette
dans un pour l’ailleurs et pour le pire, pour le meilleur et pour le rire...
Elle nous explique que « la vie c’est pas grave », que l’amour est un plat tonique et l’imagination...
une arme de construction massive.
Et le pire c’est qu’on la croit.
Elle est une « enracinée nomade », pour reprendre la formule de Claire Marin, une humaine de la
meilleure espèce et dans le meilleur espace, l’espace démultiplié de la rêverie, de la poésie, de la
menterie, cet art irrésistible du glissement, ce titillage savant, verbiageant et orallucinatoire de la
frontière entre universel et individuel, entre réalité songeuse et rêve éveillé, entre visible et invisible...
C’est pour ça qu’elle peut conter, murmurer, chanter, danser partout, et rugir et soupirer, en véritable
camélionne...
Elle, enracinée, terrestre, tellurique parfois, et nous, dans le hamac de sa voix tendue entre deux
mondes, les yeux mi-clos, bercés par ses images et réchauffés par sa petite musique embringuante.
Elle sait nous endormir et nous réveiller en même temps.
Mais elle, elle se lève de bonne heure, que du temps à gagner, car elle sait que le bonheur est
toujours apporté demain ! Et qu’il faut en faire profiter les autres, juste pour donner l’exemple !
Ceux qui se présentent comme des « cartésiens » et viennent la remercier à la fin de ses spectacles
(j’y étais !) et avouent qu’ils ont été « embarqués » et y ont trouvé leur conte, me font penser à cet
homme assoiffé et ignorant de la nappe phréatique qu’il a sous les pieds. Sophie semble nous dire :
« je vais vous aider à creuser ! ».
Les outils sont simples et rudi-mentaux pour faire jaillir l’essentiel du puit coeurtésien. Une voix, un
corps, le sol, une chaise, un instrument de musique, des mains qui dansent...La voix ! Le corps !
Véhicules hybrides du transport amoureux, et du transport de fond ! Car il y a du fond chez cette
comédienne chanconteuse...Il y a même un puissant fond, de sa voix fondante, en fondus enchaînés
ou déchaînés, avec sa virtuosité confondante, elle nous ramène aux fondamentaux, aux fondations,
aux fondements, au fondasentimental de l’humaine condition.
Notre époque « connectée » est un monde à l’envers et nos nappes phréatiques, nos ressources
intimes, nos puits coeurtésiens sont polluées ou inaccessibles. Chaque objet que nous mettons entre
nous et nous-mêmes nous coupe précisément... de nous –même. De l’essentiel.
De quoi avons-nous vraiment faim ?
De quoi avons-nous vraiment soif ?
Les conteurs, les artistes, les musiciens, les poètes nous posent à chaque instant ces deux questions,
et tentent par tous les moyens d’y apporter leurs réponses, eux qui sont les seuls artisans de la seule
et vraie connection qui vaille : se relier à soi-même pour mieux se relier au monde, aux autres.
Les femmes qui racontent sont dangereuses, pour paraphraser Laure Adler. Depuis la nuit des
temps, subversives, discrètes, secrètes dans l’ombre ou expansives au grand jour, risquant parfois leur
vie, elles travaillent au devenir du monde et à la transmission de sa mémoire, protègent la vie, telle
Schéhérazade, et bordent la folie des hommes avec des mots.
Sophie Decaunes est d’ange-heureuse, méta-féérique, merveillante, bienveilleuse, sublimminente.
Être une âme libérée, c’est pas si facile !
Est-elle une sage en direction de la folie ou une folle en direction de la sagesse ? A vous de voir, et de
le voir pour le croire !
Invitez-là. Vous serez bien reçus.
Vive la Decaunection !
Ses spectacles devraient être remboursés par la sécu. Même à titre préventif.
Emmanuel Masselot